Turku TEST

 In Non classifié(e)

By Helga Turku*

Photo: « Palmyra » by Tate Paulette (ASOR)

Résumé

Les biens culturels sont devenus de plus en plus un objectif et un moyen de guerre utilisé par les extrémistes. La destruction et le pillage culturels persistants au Moyen-Orient par ISIS est une nouvelle caractéristique de la pathologie du comportement d’un groupe radical envers les biens culturels. ISIS a profité de la vente des antiquités et a utilisé la destruction des biens culturels comme un moyen de démanteler l’existence des nations et des États. La poursuite de ceux qui cherchent à vendre des antiquités pour aider à financer le terrorisme devrait faire partie du programme de sécurité à court terme. En même temps, les efforts futurs pour la réconciliation nationale et la consolidation de la paix devront inclure des récits d’un passé fier et riche. En tant que telle, la protection des biens culturels est un élément important pour la sécurité à long terme dans la région et dans le monde.

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Les biens culturels sont de plus en plus utilisés par les extrémistes comme arme de guerre. La destruction et le pillage incessants dont ils sont l’objet au Moyen-Orient caractérisent le radicalisme à caractère pathologique de Daech. Le groupe armé a utilisé la vente d’antiquités et la destruction de biens culturels dans le but d’anéantir nations et États. La poursuite en justice de ceux qui tentent de vendre des antiquités pour financer le terrorisme doit faire partie des stratégies visant à assurer la sécurité à court terme. Parallèlement, les entreprises de réconciliation nationale et de consolidation de la paix doivent valoriser la richesse du passé et la fierté qu’il suscite. La protection particulière des biens culturels est désormais un élément clé de la sécurité à long terme dans cette région et au-delà.

Table des matières

  1. Introduction
  1. La portée de biens culturels selon la doctrine

a. Patrimoine culturel ou biens culturels ?

b. Le bien culturel : bien national ou universel ?

  1. Le pillage et la destruction des biens culturels comme stratégie de guerre

a. Le vol de biens culturels pour financer le terrorisme

b. Biens culturels et guerre de propagande

c. Les attaques contre les biens culturels pour annihiler la diversité religieuse.

d. Les attaques de biens culturels afin d’anéantir l’identité nationale

  1. Le cadre légal de la destruction intentionnelle de biens culturels dans un conflit armé

a. Génocide culturel ou nettoyage culturel ?

b. Destruction et vol de biens culturels : nouvelles résolutions, jurisprudence et stratégie de sécurité

  1. Conclusion

1. Introduction

Les biens culturels sont de plus en plus utilisés par les extrémistes comme arme de guerre. La destruction et le pillage incessants de biens culturels au Moyen-Orient par le soi-disant État islamique d’Iraq et de Syrie (également connu sous le nom d’État islamique et les acronymes de EI, EII, EIIL et Daech) ont révolté le monde entier. Pourtant, ces actes n’ont rien de nouveau. Ils abondent dans l’histoire des civilisations. Daech en a réinventé l’utilisation en les intégrant à sa stratégie de guerre.  Ils sont désormais devenus un trait pathologique caractéristique de son radicalisme.

D’autres acteurs de la région ont aussi pillé activement les sites historiques pour financer leurs activités, sans jamais atteindre la notoriété de Daech parce que celui-ci a institutionnalisé son action. Le présent article analyse l’emploi du vol et de la destruction de biens culturels comme stratégie de guerre dans les zones de conflit et soutient que la protection des biens culturels doit faire partie des moyens permettant d’assurer la sécurité dans le monde à court et à long termes. Il examine d’abord le concept théorique de biens culturels et fait ensuite le lien entre d’une part leur destruction et d’autre part leur utilisation comme arme de guerre et source de financement. Il se termine par une revue des dispositions des conventions internationales destinées à les protéger et la proposition de nouvelles mesures pour en renforcer la protection.

  1. La portée de biens culturels selon la doctrine

La doctrine a dûment établi qu’il fallait traiter les biens culturels de façon distincte en droit des biens[ref] Voir Eric A. Posner, « The International Protection of Cultural Property: Some Skeptical Observations » (2006) Chicago Public Law & Leg Theory Working Paper no 141 1 à la p 11, en ligne : <www.law.uchicago.edu/academics/publiclaw/index.html>.[/ref]. Cependant, les avis sont partagés notamment sur la question de savoir si le patrimoine culturel ou les biens culturels appartiennent à une personne, un groupe, une nation ou à l’humanité tout entière, ou encore si leur vente doit être libre ou rigoureusement réglementée.

  1. Patrimoine culturel ou biens culturels ?

Les critères permettant de distinguer les « biens culturels » du « patrimoine culturel » ne font pas consensus et bien des auteurs emploient les deux expressions indifféremment[ref] Voir Roger O’Keefe, « The Meaning of ‘Cultural Property’ Under the 1954 Hague Convention », (1999) 46 Netherlands Intl L Rev 26 ; Janet Blake fait observer que « les concepts fondamentaux de patrimoine  culturel (ou biens culturels) et de patrimoine culturel de l’humanité posent un problème d’interprétation, la portée de ces notions ne faisant pas consensus pour le moment » [nt], extrait de Janet Blake, « On Defining the Cultural Heritage », (2000) 49 Intl & Comp L Q 61 aux p 62–63 ; Tatiana Flessas, « Cultural Property Defined, and Redefined as Nietzschean Aphorism », (2003) 24:3 Cardozo L Rev 1067 aux p 1070–73 ; Manlio Frigo, « Cultural Property v. Cultural Heritage: A ‘Battle of Concepts’ in International Law? », (2004) 86:854 Intl Rev Red Cross 367 à la p 369.[/ref]. En théorie, le patrimoine culturel porterait l’idée de communauté dans ses manifestations et usages, tandis que les biens culturels renverraient plus spécialement au droit de propriété. « Le patrimoine comporte l’idée d’héritage ou de transmission de quelque chose de précieux dont il faut prendre soin. Ces manifestations culturelles sont issues du passé et nous ont été léguées par nos ancêtres » [nt][ref] Lyndel Prott et Patrick J. O’Keefe, « ‘Cultural Heritage’ or ‘Cultural Property’? », (1992) 1 Intl J Cultural Prop 307 à la p 311 ; voir aussi Derek Fincham, « The Distinctiveness of Property and Heritage », (2011) 115 Penn St L Rev 641 à la p 654.[/ref]. Pareillement, le patrimoine dit culturel est destiné à être préservé et transmis aux générations futures[ref] Blake, supra note 2 à la p 83.[/ref]. En effet, « le patrimoine prend son sens […] non pas tant dans la possession [d’un objet], mais bien dans la transmission et la réception de souvenirs et de savoirs » [nt][ref] Laurajane Smith, Uses of Heritage, New York, Routledge, 2006, à la p 2.[/ref]. Perdre son patrimoine signifie qu’on doit faire essentiellement le deuil « de la possibilité de le transmettre et de son rôle tout à la fois central et accessoire dans les récits » qui s’y rapportent [nt][ref]Ibid[/ref].

Par ailleurs, la notion de biens culturels est plus restrictive, s’agissant d’un « sous-ensemble » [nt][ref]Frigo, supra note 2 à la p 369.[/ref] que patrimoine culturel « peut englober à l’instar de beaucoup d’autres éléments apparentés, y compris les biens immatériels » [nt][ref]Blake, supra note 2 à la p 67.[/ref]. Le concept de biens culturels a probablement une portée trop limitée qui « ne rend pas compte du large éventail de questions couvertes par celui de […] ‘patrimoine culturel’ » [nt][ref]Prott et O’Keefe, supra note 3 à la p 319.[/ref]. Cependant, on peut s’interroger sur la distinction entre patrimoine « matériel » et « immatériel » parce qu’un « patrimoine prend la qualité de ‘patrimoine’  seulement lorsqu’il est reconnu à ce titre dans le système de valeurs — des éléments eux-mêmes immatériels — d’une culture ou d’une société » [nt][ref] Laurajane Smith et Natsuko Akagaw, Uses of Heritage, New York, Routledge, 2009, à la p 6.[/ref]. Tout objet, bâtiment ou place devient un patrimoine matériel quand la société civile, la loi, les États lui attribuent une valeur[ref]Ibid.[/ref]. L’objet lui-même n’a pas de valeur intrinsèque ; la valeur se crée par construction sociale. En fait, le patrimoine culturel matériel « ne peut être compris et interprété qu’à travers l’immatériel »[ref] Dawson Munjeri, « Tangible and intangible heritage: from difference to convergence », (2004) 56:1–2 Museum International à la p 13 [erratum du texte anglais original : la citation se trouve à la page 14].[/ref]. D’aucuns soutiennent que le patrimoine peut toujours être vu comme quelque chose d’immatériel[ref] Smith, supra note 5.[/ref],  non seulement parce qu’il s’agit d’une construction sociale, mais également parce qu’il marque la mémoire et les savoirs de la société.

Plusieurs conventions internationales emploient aussi bien l’expression patrimoine culturel que celle de biens culturels. La Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé adoptée en 1954 a été la première à employer celle de biens culturels[ref] Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, 14 mai 1954, 249 RTNU 240 (entrée en vigueur : 13 mars 1956) [ci-après Convention de la Haye de 1954].[/ref]. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) l’a reprise dans la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels adoptée en 1970[ref] Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, 14 novembre 1970, 823 RTNU 231, 10 ILM 289 (entrée en vigueur : 9 mai 1972) [ci-après Convention de l’UNESCO de 1970].[/ref], soulignant que les biens culturels sont importants pour un État parce qu’ils sont « nés du génie […] collectif de ressortissants de l’État considéré »[ref] Ibid au para 4(a).[/ref]. La version anglaiseNote* de la Convention sur les biens culturels volés ou illicitement exportés adoptée par l’Institut international pour l’unification du droit privé (UNIDROIT) emploie cultural objects au lieu de cultural property[ref]Convention sur les biens culturels volés ou illicitement exportés, UNIDROIT, 24 juin 1995, 34 ILM 1322 [ci-après Convention d’UNIDROIT de 1995].[/ref], mais l’utilisation de cultural property demeure très répandue dans la doctrine[ref]Frigo, supra note 2 à la p 368.[/ref].

L’expression patrimoine culturel est également employée dans plusieurs conventions internationales, notamment dans la plus connue, la Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel de 1972[ref] Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, 16 novembre 1972, UST 37 art 1 (entrée en vigueur : 17 décembre 1975) [ci-après Convention de l’UNESCO de 1972] ; parmi les conventions plus récentes qui utilisent le mot « patrimoine », il y a la Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, Con Gén, 31e sess. (2001), UNESCO, 31 C/Rés 15 à la p 50 ; la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 17 octobre 2003, 2368 RTNU 3 (entrée en vigueur : 20 avril 2006) ; et la Déclaration concernant la destruction intentionnelle du patrimoine culturel, Con Gén, 32e sess (2003), UNESCO, 32 C/Rés. 15 [erratum du texte anglais original : la Déclaration se trouve à 32 C/Rés. 33].[/ref], qui a suivi la Conférence générale de l’UNESCO tenue en 1970[ref] Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, UNESCO, 14 novembre 1970, 823 RTNU 231 [ci-après Convention pour empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété].[/ref]. Cette Convention a institué le Comité du patrimoine mondial[ref] Convention de l’UNESCO de 1972, supra note 19, art 8.[/ref], chargé de gérer la « Liste du patrimoine mondial »[ref][/ref]. Certains observateurs ont posé un regard critique sur cette liste, notant que l’UNESCO fait figure d’instance de légitimation culturelle en reconnaissant, autorisant et validant l’emploi universel de mots à connotation culturelle comme « patrimoine »[ref] Smith, supra note 5 à la p 111.[/ref]. En établissant une liste du patrimoine mondial, « tout ce qui se trouve dans la liste, sans égard au contexte antérieur, est désormais mis en relation avec d’autres chefs- d’œuvre » [nt][ref] Barbara Kirshenblatt-Gimblett, « Intangible heritage as metacultural production », (2004) 56:1-2 Museum International 52 à la p 57.[/ref]. La liste devient ainsi le nouveau contexte entourant tous les chefs-d’œuvre qui y figurent. On trouve deux autres exemples de l’emploi du mot patrimoine dans la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique[ref] Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique (révisée), 16 janvier 1992, 1966 RTNU 305, art 1 (entrée en vigueur : 25 mai 1995).[/ref] et dans la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l’Europe[ref] Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l’Europe, 3 octobre 1985, 1496 RTNU 147, 25 ILM 380, art 1 (entrée en vigueur : 14 mars 1988).[/ref].

  1. Le bien culturel : bien national ou universel ?

Les  expressions « biens culturels » et « patrimoine culturel » ne sont pas toujours compatibles, car « nous insistons sur leur caractère national, leur qualité de legs régional et ethnique tout en les voulant universels, partagés et protégés par tous [nt][ref] David Lowenthal, The Heritage Crusade and the Spoils of History, Cambridge, Presses de l’Université de Cambridge, 1998 à la p 227.[/ref]. En effet, « à la faveur du multiculturalisme et de la reconnaissance de la différence, on a généralement voulu associer les biens culturels aux ‘cultures’ issues de groupes particuliers » [nt][ref] Naomi Mezey, « The Paradoxes of Cultural Property », (2007) 107 Colum L Rev 2004 à la p 2005.[/ref]. Ardent promoteur de l’idée que les biens culturels sont des biens universels dont la communauté internationale peut jouir, John Henry Merryman déplorait que, dans les années 1970 et 1980, « le dialogue sur les biens culturels […] se soit transformé en discours univoque. Le nationalisme rétenteur […] a été promu avec vigueur et très bien accueilli partout où on a élaboré des politiques culturelles internationales » [nt][ref] John Henry Merryman, « Two Ways of Thinking About Cultural Property », (1986) 80:4 Am J Intl L 831 à la p 850. Merryman examine l’emploi du mot « protéger » dans la Convention de La Haye de 1954 et dans la Convention de l’UNESCO de 1970.  Selon lui, la Convention de La Haye de 1954 établit que les biens culturels transcendent les frontières nationales, au sens où c’est l’humanité et non la nation qui est la partie intéressée. Au contraire, la Convention de l’UNESCO de 1970 traiterait du droit dont dispose la nation de retenir le bien culturel et d’en empêcher l’enlèvement. Celle-ci a été invoquée pour justifier le « rapatriement », c’est-à-dire le retour d’objets culturels dans le pays d’origine. Ces approches divergentes traduisent d’après lui deux visions des biens culturels, celle de l’« internationalisme culturel » et celle du « nationalisme culturel » [nt].[/ref]. Merryman plaide clairement pour l’internationalisme culturel qui, selon lui, conditionne « la préservation, l’intégrité et l’accessibilité » des biens culturels [nt][ref]Ibid à la p 853.[/ref].

La propriété des biens culturels, à savoir s’ils appartiennent à la société dans son ensemble ou à un groupe particulier, a fait l’objet de débats dans la doctrine.  Les deux avenues se recoupent d’une certaine façon dans la Convention de La Haye de 1954. On peut y lire que « les atteintes portées aux biens culturels, à quelque peuple qu’ils appartiennent, constituent des atteintes au patrimoine culturel de l’humanité entière, étant donné que chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale »[ref]Supra note 14.[/ref]. Certains soutiennent effectivement que la notion de biens culturels met en jeu deux éléments inconciliables, la « culture » et le « bien »[ref] Patty Gerstenblith, « Identity and Cultural Property: The Protection of Cultural Property in the United States », (1995) 75 B U L Rev 559 à la p 567.
[/ref]. La « culture » est le produit d’un groupe de personnes[ref]Ibid aux pp 561–62, 566.[/ref]. Elle porte leurs valeurs, leur histoire et leur vision du monde. Plus important, on peut la conceptualiser comme un bien immatériel. Le concept de « bien » comporte quant à lui l’idée d’une valeur matérielle liée aux droits de la personne[ref]bid à la p 567.[/ref]. La prétention selon laquelle un bien culturel peut appartenir indéfiniment à groupe donné a été contestée, car si le propriétaire d’un bien peut l’avoir en sa possession, en avoir le contrôle, le réparer et l’aliéner, rien de cela n’est possible avec la culture[ref] Supra note 28.[/ref]. Qui plus est, « la volonté d’appropriation des biens culturels a pour résultat de figer la culture, alors qu’elle n’est résolument pas fixe, mais bien au contraire mouvante et dynamique » [nt][ref] Ibid.[/ref]. Pour certains, cette conceptualisation théorique et pratique très rigide des biens culturels « a tellement contaminé l’idée de culture que le bien culturel en est presque dépouillé » [nt][ref]Ibid.[/ref]. C’est pourquoi ils militent pour une vision dynamique du bien culturel qui « tienne compte des questions de pouvoir, d’appropriation et de négociation » c’est-à-dire qui, « au lieu de figer et préserver les cultures et les peuples, focalise sur le changement culturel et le contact entre les cultures » [nt][ref] Ibid à la p 2006[/ref]. D’autres auteurs défendent l’idée de « culture vivante » et la nécessité de sauvegarder un patrimoine évolutif, sans le fixer ou le fossiliser » [nt][ref] Voir Peter J.M. Nas, « Masterpieces of Oral and Intangible Culture: Reflections on the UNESCO World Heritage List », (2002) 43:1 Current Anthropology 139 à la p 140 ; Jean-Loup Amselle, « Intangible Heritage and Contemporary African Art », (2004) 56:1-2 Museum International 84 à la p 89 ; Lourdes Arizpe « Intangible Cultural Heritage, Diversity and Coherence », (2004) 56:1-2 Museum International 130 à la p 131.[/ref].

Dans le débat sur la propriété des biens culturels, d’autres encore, comme Eric Posner, croient que le bien culturel serait mieux protégé si on le débarrassait de toute signification et que l’on déréglementait le marché. Posner soutient que la plupart des biens culturels devraient être perçus et traités comme n’importe quel bien et que cela aurait l’avantage de réduire le nombre de transactions sur le marché noir[ref] Posner, supra note 1 à la p 11.[/ref]. Il demeure que les objets incarnent la culture[ref] Voir John Henry Merryman, « ‘Protection’ of the Cultural ‘Heritage’? », (1990) 38:1 Am J Comp L à la p 513.[/ref] et sont effectivement porteurs de sens. Sans sa signification culturelle, le bien culturel « deviendrait un simple bien, plus ou moins beau ou rare, dont la valeur serait uniquement fonction de sa beauté ou sa rareté » [nt][ref] Roger W. Mastalir, « A Proposal for Protecting the ‘Cultural’ and ‘Property’ Aspects of Cultural Property under International Law », (1992) 16 Fordham Intl LJ 1033 à la p 1039.[/ref]. En traitant le bien culturel comme un simple bien, les auteurs prennent le risque de le sortir de son contexte et de faire obstacle à la prise en compte plus vaste des attributs identitaires du groupe[ref] Voir Kristen A. Carpenter, Sonia K Katyal et Angela R Riley, « In Defense of Property », (2008) [erratum du texte anglais original : parution en 2009] 118 Yale LJ 1022 à la p 1046.[/ref]. Les notions de bien culturel et de simple bien ne s’excluent pas l’une l’autre. Le concept de bien culturel doit intégrer tant son « aspect proprement humain que sa nature d’objet » [nt][ref] Craig Anthony Arnold, « The Reconstitution of Property: Property as a Web of Interests », (2002) 266 Harv Envtl L Rev 281 à la p 284.[/ref] parce qu’il est l’expression de « forces intellectuelles et sociales » [nt][ref] Ibid à la p 289.[/ref].

Les biens culturels servent souvent à légitimer ou à  contester l’intérêt d’une partie. L’idée selon laquelle l’histoire est constitutive de l’identité nationale rallie les chercheurs en matière de relations internationales[ref] Voir Anthony D. Smith, Myths and Memories of the Nation, Oxford, Presses de l’Université d’Oxford, 1999 ; Benedict R. O’G. Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 3éd., 2006.[/ref]. Cependant, certains soulèvent la question de savoir si les passés historiques sont  réels ou fictifs. Eric Hobsbawn  a répondu à cette problématique en créant la formule de « traditions inventées » [nt] pour signaler que les récits servant à façonner les nations peuvent parfaitement avoir été fabriqués[ref] Eric Hobsbawm, « Introduction: Inventing Traditions » dans Eric Hobsbawm et Terence Ranger, éd, The Invention of Tradition, New York, Presses de l’Université Cambridge, 1992, 1 aux p 13–14.[/ref]. Que le passé soit constitué de faits réels auxquels se mêlent ou non des éléments fictifs importe peu. À partir du moment où un groupe croit que son histoire est vraie, elle acquiert beaucoup d’importance et de sens[ref] À titre d’exemple, les Albanais sont les descendants de l’ancien peuple des Illyriens selon les preuves archéologiques et historiques. Voir Miranda Vickers, The Albanians: a Modern History, Londres, I.B. Tauris, 1995 ; Miranda Vickers, Between Serb and Albanian: A History of Kosovo, New York, Presses de l’Université Columbia, 1998 ; Neritan Ceka, The Illyrians to the Albanians, 2e éd., Tirana, Migjeni, 2013. La pertinence de telles investigations a été mise en doute par des chercheurs serbes d’après qui la cohésion identitaire actuelle des Albanais repose sur leur adhésion à la théorie de la lignée illyrienne. On peut en dire autant de l’assertion des Serbes selon laquelle le Kosovo est le berceau de leur civilisation qui remonterait au XIIIe siècle. Voir Dušan T. Batakovi, Serbia’s Kosovo Drama: A Historical Perspective, Belgrade, igoja Štampa, 2012, aux pp 21, 17.[/ref]. Qui plus est, lorsque les sites historiques, les objets, les sculptures, les édifices, les peintures et les symboles corroborent les comptes rendus des historiens,  les biens culturels deviennent encore plus significatifs. L’identité prend en fait la forme d’une trame narrative tissée par la collectivité sur le territoire au fil du temps à partir de ce qui, selon elle, assure sa cohésion. L’étude de l’art, de l’histoire et de la culture d’une société facilite l’élaboration du récit identitaire[ref] Paul M. Bator, « An Essay on the International Trade in Art », (1981) 34:2 Stan L Rev 275 à la p 295.[/ref].

  1. Le pillage et la destruction des biens culturels comme stratégie de guerre

Que ce soit en vertu du droit des biens classique — qui a pour objet d’assurer la stabilité et la prévisibilité des règles protégeant le droit d’aliénation et d’exclusion appartenant au propriétaire individuel, principalement en vue d’accroître sa richesse — ou selon l’approche, plus fluide, de la propriété culturelle, les auteurs et les décideurs politiques de tout l’échiquier vont condamner le vol et la destruction des biens culturels. Les actes perpétrés récemment en Iraq et en Syrie font ressortir à quel point les biens culturels sont importants pour la survie d’une nation, et c’est justement pour cette raison qu’ils constituent des cibles stratégiques. Dans le but d’anéantir l’État, la population et leur histoire, Daech s’en est pris de façon systématique aux sites religieux (chrétiens, chiites ou sunnites) et à d’autres sites préislamiques, qu’il a pillés pour financer son règne de terreur et détruits pour attirer l’attention et servir sa propagande[ref] Sarah Almukhtar, « The Strategy Behind the Islamic State’s Destruction of Ancient Sites », New York Times, 28 mars 2016, en ligne : Middle East <www.nytimes.com/interactive/2015/06/29/world/middleeast/isis-historic-sites-control.html>.[/ref].

Les groupes extrémistes qui pillent et détruisent le patrimoine ou les biens culturels dans les zones de guerre invoquent leur droit divin de détruire d’autres cultures[ref] En septembre 2015, Ahmad Al Faqi Al Mahdi (membre d’Ansar Dine, branche d’Al Qaïda au Mali) a été mis sous arrêt pour la destruction de sites culturels et religieux au Mali en vertu d’un mandat émis par la Cour pénale internationale. Voir Le Procureur c Ahmad Al Faqi Al Mahdi, ICC-01/12-01/15 -Red-tFRA, Décision relative à la Confirmation des charges (24 mars 2016) au para 18, en ligne : Cour pénale internationale <www.icc-cpi.int> ; voir aussi Mark Kersten, « Prosecuting the Destruction of Shrines at the ICC—A Clash of Civilizations? », 4 mars 2016 (blogue), en ligne : Justice in Conflict <justiceinconflict.org/2016/03/04/> (un des avocats de la défense a soutenu que « le fondamentalisme est un projet politique et […] un projet politique ne constitue pas un crime […]  [[Al Mahdi] cherche le moyen d’assurer que sa conception du bien l’emporte sur le mal […]. Nous sommes en présence de deux visions conflictuelles du monde ») [nt] ; voir aussi Geoffrey York, « ICC trial on destruction of Timbuktu shrines debates meaning of Islam », The Globe and Mail (1er mars 2016), en ligne : The Globe and Mail <www.theglobeandmail.com/news/world/icc-trial-on-destruction-of-timbuktu- shrines-debatesmeaning-of-islam/article28989152/>.[/ref]. Ils utilisent aussi bien les attributs matériels (titre, exclusion, aliénation, marchandisation et commensurabilité) que les attributs immatériels (identité nationale ou ethnique, aspect patrimonial, religion et tradition) des biens culturels pour financer et propager leur vision du monde. Le vol et la destruction de biens culturels dans les guerres ne sont pas une nouveauté, mais les attaques structurées et institutionnalisées de Daech doivent faire l’objet d’un examen critique.

  1. Le vol de biens culturels pour financer le terrorisme

Non seulement les sites historiques sont détruits pour des motifs idéologiques, mais ils le sont également pour financer des activités terroristes. Même si d’autres groupes sont également actifs, Daech a acquis plus de notoriété parce que le groupe armé a institutionnalisé ses procédés. Le Wall Street Journal rapporte que le trafic d’antiquités était sa «  source de financement la plus importante après le pétrole » [nt] en 2015[ref] Joe Parkinson, Ayla Albayrak et Duncan Mavin, « Syrian ‘Monuments Men’ Race to Protect Antiquities as Looting Bankrolls Terror », The Wall Street Journal (10 février 2015) en ligne : WSJ – Culture brigade <www.wsj.com/articles/syrian-monuments-men-race-to-protect-antiquities-as-looting-bankrolls- terror-1423615241 > ; Voir aussi « Terrorist Financing and the Islamic State », témoignage de Matthew Levitt (directeur du Programme Stein sur le contre-terrorisme et le renseignement – Institut Washington sur la politique américaine au Proche-Orient), devant le Comité de la Chambre sur les services financiers, 13 novembre 2014, en ligne : The Washinton Institue for Near East Policy <www.washingtoninstitute.org/uploads/Documents/testimony/LevittTestimony20141113.pdf>.[/ref]. La valeur estimative de cette activité va de quelques millions[ref] Andrew Keller, « Documenting ISIL’s Antiquities Trafficking: The Looting and Destruction of Iraqi and Syrian Cultural Heritage: What We Know and What Can Be Done », Bureau des Affaires économiques et commerciales (propos tenus au  Metropolitan Museum of Art de New York le 29 Septembre 2015), en ligne : < https://2009-2017.state.gov/e/eb/rls/rm/2015/247610.htm  >  «  Le Gouvernement américain estime que Daech a probablement tiré plusieurs millions de la vente d’antiquités depuis la deuxième moitié de 2014, mais le chiffre exact n’est pas connu » [nt] [ci-après Documenter Daech].[/ref] à des centaines de millions[ref] CS NU, V. Churkin, Lettre datée du 31 mars 2016 adressée au Président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies : Contrebande d’antiquités par l’organisation internationale terroriste État islamique d’Iraq et du Levant Doc NU S/2016/298 [version française officielle en ligne : <undocs.org/fr/S/2016/298>], 31 mars 2016 à la p 2, « On estime que le montant des revenus annuels que les islamistes tirent du trafic d’antiquités et de pièces archéologiques est compris entre 150 et 200 millions de dollars » [ci-après Lettre russe à l’ONU].[/ref] de dollars.

Des rapports régionaux confirment que Daech a tiré profit du trafic d’antiquités. En 2014, des représentants d’Iraq ont soutenu que le pillage dans la région de al-Nabuk lui aurait rapporté des millions[ref] Martin Chulov, « How an Arrest in Iraq Revealed Isis’s $2bn Jihadist Network », The Guardian (15 juin 2014), en ligne : World – Middle East <www.theguardian.com/world/2014/jun/15/iraq-isis-arrest-jihadists-wealth-power>. Notons que des archéologues connaissant bien la région contestent l’exactitude de cette évaluation.[/ref]. Le comité Al-Qaïda de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions (CSNU) soutient également que Daech a davantage systématisé le trafic d’antiquités[ref] Comité du Conseil de sécurité faisant suite aux résolutions 1267 (1999) et 1989 (2011) concernant Al-Qaïda, les personnes et les entités qui lui sont associées, L’État islamique d’Iraq et du Levant et le Front el-Nosra pour le peuple du Levant : rapport et recommandations présentés en application de la résolution 2170, Doc off CS NU, 69e séance, Doc NU S/2014/815 (2014) [erratum du texte anglais original : les guillemets encadrant has become more systematic and organized ont été retirés en français parce que ce segment est une citation indirecte de la source].[/ref].

Plus particulièrement, Daech s’est mis à émettre des autorisations de piller vers 2014-2015. Son ministère des Ressources naturelles (Diwan al-Rikaz) comportait une Division des antiquités chargée de fouiller les sites archéologiques connus, d’en explorer de nouveaux et de vendre le produit du pillage. Au moment du raid des Forces spéciales américaines contre le complexe d’Abu Sayyaf, ce haut dirigeant responsable des finances de Daech a été trouvé en possession d’artéfacts intacts ayant été soigneusement photographiés. Le Département d’État en a déduit qu’ils étaient destinés à la vente[ref] Documenter Daech, supra note 53.[/ref]. Les autorités russes partageaient le même avis, ajoutant que les antiquités sont « proposées à des collectionneurs de divers pays, généralement sur des sites Web de vente aux enchères tels que eBay ou sur des sites de vente en ligne spécialisés […] [Daech tire] parti des possibilités offertes par les réseaux sociaux de façon à se passer d’intermédiaire et à vendre les antiquités directement aux acheteurs »[ref] Lettre russe à l’ONU, supra note 54 à la p 2.[/ref]. Selon des responsables engagés dans le contre-terrorisme, « Daech vend maintenant des antiquités provenant de pillages et valant des millions de livres sterling directement à des collectionneurs occidentaux » [nt][ref] Oliver Moody, « ISIS Fills War Chest by Selling Looted Antiquities to the West », The Times (17 décembre 2014), en ligne : The Times <www.thetimes.co.uk/tto/news/world/middleeast/article4299572.ece>.[/ref].

De plus, non seulement Daech prélève une commission de 20 % sur les ventes d’antiquités volées[ref] United States v One Gold Ring with Carved Gemstone, An Asset of ISIL Discovered on Electronic Media of Abu Sayyaf, President of ISIL Antiquities Department et al, 16-cv-02442-TFH au para 15.[/ref], il en contrôle également le commerce par l’émission d’autorisations qui l’assurent de maximiser son bénéfice [nt][ref] Ibid aux para 12–13.[/ref]. Seules les personnes désignées étaient autorisées à fouiller les sites historiques ou à y superviser des fouilles. Toute personne à la recherche d’antiquités sans le Diwan du ministère des Ressources naturelles était détenue et punie. On sait que Daech a confisqué et détruit des artéfacts de contrebandiers ayant opéré sans le permis dûment estampillé[ref] Ibid au para 13 ; « Islamic State militants ‘destroy Palmyra statues’ », BBC (2 juillet 2015), en ligne : News – Middle East <www.bbc.com/news/world-middle- east-33369701> ; É-U, Terrorist Financing: Kidnapping, Antiquities Trafficking, and Private Donations: Hearing Before the House of Foreign Relations Subcommittee on Terrorism, Non-proliferation and Trade, 114e Cong., Washington D.C., US Government Printing Office, 2015 (Michael D. Danti).[/ref]. Daech a ainsi diffusé en juillet 2015 des images de ses djihadistes en train de détruire des statues sorties du site de Palmyre sans son autorisation. Le présumé trafiquant a été fouetté en public pour bien montrer à quoi les contrevenants s’exposent[ref] Gianluca Mezzofiore, « ISIS: Islamic State Militants Publicly Destroy Smuggled Palmyran Statues », International Business Times (2 juillet 2015), en ligne : World  <www.ibtimes.co.uk/syria-isis-palmyra-demolition-has-begun-ancient-god-lion-statue-destroyed-1503192>.[/ref].

  1. Biens culturels et guerre de propagande

Par la représentation visuelle de son idéologie, Daech a exposé sa vision du monde et mis sous les projecteurs le lien entre la terreur et le nettoyage culturel. Les images d’atrocités et de destruction forment le noyau de sa propagande, de son recrutement, de sa publicité et d’autres supposés objectifs. Grâce à un savant montage d’effets visuels, de son et de lumière, les images et vidéos génèrent un impact émotionnel. Le cadrage idéologique de la réalité permet à Daech de diffuser sa vision du monde de façon structurée et bien contrôlée. De tels cadres cognitifs orientent le sens à donner à la vie, la mort, Dieu, l’État et la nation. Leur rôle et utilité sont calibrés par la représentation d’une dose suffisante d’horreur, de douleur et de souffrance alliée au discours idéologique de l’utopie djihadiste. « Les photographies montrent l’expérience capturée et l’appareil photo est l’instrument par excellence de la conscience dans son mode acquisitif. [Ils créent une] […] relation au monde qui donne l’impression de savoir et, en conséquence, d’avoir du pouvoir » [nt][ref] Susan Sontag, On Photography, 4e éd.,  New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1973 aux pp 3–4.[/ref]. Conjuguée à une utilisation ingénieuse des réseaux sociaux, l’emprise de Daech sur l’image captée lui sert à diffuser son idéologie.

Il n’y a pas de distinction claire entre les membres du groupe (des musulmans de l’étranger et du pays) et les habitants de la région (des coreligionnaires pour la plupart). Pour se forger une identité propre dans les territoires convoités, Daech doit en conséquence trouver des cibles ennemies au sein même de la population locale, dans sa culture et son patrimoine. De fait, les attaques ont surtout visé des sites musulmans[ref] Kristin Romey, « ISIS Destruction of Ancient Sites Hits Mostly Muslim Targets », National Geographic (2 juillet 2015), en ligne : National Geographic <news.nationalgeographic.com/2015/07/150702-ISIS-Palmyra-destruction-salafism-sunni-shiite-sufi-Islamic-State/>.[/ref]. Pour assurer la cohésion à l’intérieur de son domaine et tracer une ligne de démarcation entre « nous » et « eux », Daech s’appuie sur les éléments qui fondent la diversité. Les djihadistes sèment la mort et la destruction dans les territoires sous leur contrôle, un paradoxe qu’ils résolvent donc en se définissant eux-mêmes par rapport aux différences qu’ils combattent.

  1. Les attaques contre les biens culturels pour annihiler la diversité religieuse.

Les actes violents contre la diversité culturelle et les biens culturels soulignent de façon inédite le caractère pathologique des agressions commises par les groupes extrémistes. La destruction de biens culturels n’est pas liée à un objectif militaire, mais à la simple volonté d’éradiquer les manifestations historiques de la spiritualité ou de la religion qui ne concordent pas avec les vues religieuses radicales des Talibans, de Daech, d’Al-Qaïda et d’autres.

Alors que dans les guerres classiques, on endommage le patrimoine culturel de l’ennemi, les actes de terrorisme culturel sont ici commis en partie par les gens du pays[ref] La montée extrémiste dans la région a malheureusement reçu l’appui de sympathisants à certains endroits. En parcourant les lignes de front entre l’armée iraquienne et Daech, Elliot Ackerman note que le groupe armé parvient à s’implanter dans les régions à majorité arabe sunnite parce « [qu’à] ces endroits […] la population s’est jointe aux djihadistes et a combattu à leurs côtés » [nt]. Voir Elliot Ackerman, « Eight Men, and One Gun, on the Iraqi Front », The New Yorker (17 novembre 2014), en ligne : News Desk <www.newyorker.com/news/news-desk/eight-men-one-gun-front>. Parmi les autres groupes engagés dans le trafic ou le pillage d’antiquités à des degrés et à des titres variables, on compte le Front el-Nosra du peuple du Levant (branche d’Al-Qaida en Syrie), le régime de Bashar Al-Assad, le Hezbollah et la plupart des acteurs non gouvernementaux engagés dans le conflit syrien. Voir Comité de la chambre des Représentants des États-Unis sur les services financiers, Preventing Cultural Genocide: Countering the Plunder and Sale of Priceless Cultural Antiquities by ISIS (19 avril 2016), en ligne : United States House of representatives – Committee on Financial Services <financialservices.house.gov/uploadedfiles/ 041916_tf_supplemental_hearing_memo.pdf>.[/ref]. Il faut retenir que la destruction de patrimoine culturel par ces groupes radicaux n’est pas la conséquence collatérale d’un conflit armé, mais une intervention soigneusement planifiée et documentée dont le choix du moment vise à en maximiser l’impact propagandiste[ref] Voir Francesco Francioni et Federico Lenzerini, « The Destruction of the Buddhas of Bamiyan and International Law » (2003), 14:4 EJIL 619 à la p 621 (selon les auteurs, la destruction des Bouddhas de Bâmiyân orchestrée par les Talibans visait à afficher leur mépris de la communauté internationale et de sa morale) [ci-après Francioni et Lenzerini, « La destruction des Bouddhas »].[/ref].

Dans l’histoire récente, les Talibans ont été parmi les premiers groupes terroristes à détruire des biens culturels à des fins de propagande religieuse. En mars 2001, la communauté internationale a assisté avec consternation à la destruction des Bouddhas de Bâmiyân datant de 507-554 de notre ère, dans le but d’éradiquer les éléments « non islamiques » [nt] de la société afghane[ref] « Bamiyan destroyed by Taliban », BBC News (12 novembre 2001), en ligne : World – South Asia <news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/1654085.stm>.[/ref]. Le Mullah Mohammad Omar, leader de milice talibane, explique la destruction de la façon suivante : « Toutes les statues d’Afghanistan doivent être détruites en vertu du verdict rendu par le clergé musulman et la décision de la Cour suprême de l’Émirat islamique […] [p]arce que Dieu est unique, que ces statues sont destinées à être vénérées et que c’est mal. Il faut mettre fin à cette pratique idolâtre maintenant et à tout jamais » [nt]. Malheureusement, le décret du Mullah Omar figure sur une longue liste d’ordonnances semblables exécutées par les Talibans à ce moment[ref] Rory McCarthy, « Taliban Orders All Statues Destroyed », The Guardian (27 février 2011), en ligne : World – Middle East <www.theguardian.com/world/ 2001/feb/27/afghanistan.rorymccarthy>.[/ref]. Selon le Centre d’études afghanes en ligne, la destruction des deux bouddhas n’était pas un acte isolé, mais faisait partie d’un plan bien orchestré ayant pour but d’éradiquer tout le patrimoine culturel afghan ancien[ref] Francesco Francioni et Federico Lenzerini, « The Obligation to Prevent and Avoid Destruction of Cultural Heritage: From Bamiyan to Iraq », dans Barbara T. Hoffman (dir.), Art and Cultural Heritage: Law, Policy and Practice, Cambridge, Presses de l’Université de Cambridge, 2006 à la p 32 ; Francioni et Lenzerini, « The Destruction of the Buddhas », supra note 67 à la p 619.[/ref]. Les Talibans ont non seulement détruit des biens culturels, mais ils en auraient également tiré profit. En 2010, le Centre de contre-terrorisme de West Point rapporte que des hommes d’affaires basés aux Émirats arabes unis « faisant la contrebande de pierres précieuses, sculptures et autres artéfacts anciens » [nt] ont versé des sommes au réseau Haqqani et aux Talibans « pour prévenir les ennuis de parcours » [nt][ref] Gretchen Peters, Crime and Insurgency in Tribal Afghanistan and Pakistan, par Don Rassler, dir, West Point, Harmony Program, 2010 aux pp 36–37.[/ref].

Comme les Talibans qui s’en sont pris au patrimoine préislamique d’Afghanistan, Daech a détruit et pillé des sites historiques dans son califat autoproclamé enjambant la frontière syro-irakienne[ref] Plusieurs forces militaires combattent Daech. La situation est très mouvante et il est difficile de dire ce qui est aux mains du groupe en ce moment. Cependant, en 2014-2015, il contrôlait effectivement de grands territoires en Iraq et en Syrie, y compris des sites archéologiques inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et dans d’autres registres semblables.  Voir « IS ‘loses more than a quarter of its territory’ in Syria and Iraq », BBC News (9 octobre 2016), en ligne : World – Middle East <www.bbc.com/news/world-middle-east-37588882> ; et « 6 out of 6: ALL of Syria’s UNESCO Heritage Sites damaged or destroyed during civil war », Reuters (15 mars 2015), en ligne : RT Question More – World News <www.rt.com/news/335619-syria-unesco-heritage-damage/>.[/ref]. En 2014, Daech a détruit un mausolée à Mossoul en Iraq, qui était vénéré par les croyants des confessions musulmane, chrétienne et juive et le lieu de sépulture présumé du prophète Jonas[ref] Dana Ford et Mohammed Tawfeeq, « Extremists destroy Jonah’s tomb, officials say », CNN (25 juillet 2014), en ligne : World – Middle East <www.cnn.com/ 2014/07/24/world/iraq-violence/> ; « Isis blows up shrine in Iraqi city of Mosul », BBC News (25 juillet 2014), en ligne : World – Middle East <www.bbc.com/news/ world-middle-east-28485029>.[/ref]. Le site est mentionné dans la Bible chrétienne et juive et dans le Coran. La mosquée avait été érigée sur un site archéologique datant du VIIIe siècle avant notre ère[ref] « ISIS Militants Blow Up Jonah’s Tomb », The Guardian (14 juillet 2014), en ligne : World – Middle East <www.theguardian.com/world/2014/jul/24/isis- militants-blow-up-jonah-tomb>.[/ref]. Les djihadistes l’ont détruite sous prétexte qu’elle « était devenue un lieu d’apostasie plutôt que de prière » [nt][ref]Ibid.[/ref]. La destruction de la Tombe de Jonas est d’autant plus déplorable que ce n’était pas seulement un lieu sacré pour les croyants de différentes religions, c’était aussi un symbole de tolérance et de traditions communes[ref] Justin Moyer, « After Leveling Iraq’s Tomb of Jonah, the Islamic State Could Destroy ‘Anything in the Bible’ », The Washington Post (25 juillet 2014), en ligne : Morning Mix <www.washingtonpost.com/news/morning-mix/wp/2014/07/25/after-leveling-iraqs-tomb-of-jonah-the-islamic-state- could-destroy-anything-in-the-bible/>.[/ref]. Dans leur réalité pervertie, les extrémistes voient dans ce symbole de tolérance une menace « pour l’ordre mondial nouveau » [nt].

En tentant d’implanter sa croyance ultraconservatrice, Daech a détruit des artéfacts culturels, notamment des sites sunnites, chiites et soufis. Même si le groupe prétend adhérer à la branche sunnite de l’Islam, il a détruit des mosquées sunnites, ciblant tout lieu décrété « non islamique » [nt][ref] Yasmine Hafiz, « ISIS Destroys Jonah’s Tomb in Mosul, Iraq, as Militant Violence Continues », Huffington Post (25 juillet 2014), en ligne : Huffpost – Religion <www.huffingtonpost.com/2014/07/25/isis-jonah-tomb_n_5620520.html>.[/ref]. Michael D. Danti estime qu’effectivement sa «  cible première est […] ‘l’ennemi tout à côté’ [c’est-à-dire] quiconque n’est pas musulman sunnite salafiste » [nt][ref] Kristin Romey, « Why ISIS Hates Archaeology and Blew Up Ancient Iraqi Palace », National Geographic (14 avril 2015), en ligne : National Geographic <news.nationalgeographic.com/2015/04/150414-why-islamic-state-destroyed-assyrian-palace-nimrud-iraq-video-isis-isil-archaeology/>.[/ref]. La liste des sites religieux détruits depuis l’émergence de Daech est longue, mais en voici certains qui ont retenu l’attention : le mausolée de l’Imam Dur, érigé à Salah-e-Din au XIe siècle de notre ère, un monument emblématique de l’architecture islamique de son époque[ref] « Iraq: condemning destruction of shrine, UNESCO urges end to ‘cultural cleansing’ », UN News  (28 octobre 2014), en ligne : UN News <www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=49187#.WHsNDbYrJE4>.[/ref] ; l’église de Mossoul datant de 1800 ans ; l’église verte de Tikrit, l’une des plus anciennes églises chrétiennes du Moyen-Orient ; et la mosquée de Al Arbain, un site historique de la minorité chiite d’Iraq[ref] Madeleine Grant, « Head of UNESCO Accuses ISIS of Trying to ‘Delete’ Civilizations », Newsweek (14 novembre 2014), en ligne : Newsweek – U.S. Edition < www.newsweek.com/head-unesco-compares-isis-methods-nazis-brands-destruction-archealogical-sites-284456 >.[/ref]. Les djihadistes ont également remplacé les croix de la cathédrale orthodoxe de Mossoul en Syrie par des drapeaux noirs[ref] Lucy Westcott, « ISIS Destroys Mosques and Shrines in Iraq », Newsweek (8 juillet 2014), en ligne : Newsweek – U.S. Edition <www.newsweek.com/isis-destroys- shiite-mosques-and-shrines-iraq-257683>.[/ref].

  1. Les attaques de biens culturels afin d’anéantir l’identité nationale

Dans son propre magazine, Dabiq, Daech expose que la destruction de sites historiques et religieux fait partie de son plan pour éradiquer la « pensée nationaliste » qui animerait le patrimoine culturel [nt][ref] David Roberts, « Why IS Militants Destroy Ancient Sites », BBC News (1er septembre 2015), en ligne : World – Middle East <www.bbc.com/news/world- middle-east-34112593>.[/ref]. Le groupe y énonce sa vision de la culture et de la fierté nationale dans les termes que voici : « des générations récentes de kuffr [non-croyants] ont déterré ces statues et ruines et ont tenté de convaincre les musulmans d’Iraq qu’elles faisaient partie de leur patrimoine culturel et de leur identité, ce dont ils devraient être fiers » [nt][ref] Romey, supra note 78.[/ref]. Même si, dans la propagande de Daech, la destruction d’antiquités est présentée comme une obligation stricte imposée par son idéologie religieuse, ce ne serait en fait qu’un moyen de promouvoir son action, faire la une des médias internationaux, afficher sa domination pour attirer de jeunes recrues et se constituer un capital de choc[ref] Roberts, supra note 82.[/ref]. Malheureusement, la région étant reconnue comme le « centre du monde de tous les grands empires de l’histoire de l’humanité […] [nous assistons] à la destruction simultanée de toute la succession d’époques historiques qui sont ancrées dans le même lieu » [nt][ref] Graham Bowley, « Antiquities Lost, Casualties of War; In Syria and Iraq, Trying to Protect a Heritage at Risk », The New York Times (3 octobre 2014), en ligne : The New York Times   <www.nytimes.com> (La citation est de Candida Moss, professeure, Nouveau Testament et début de la Chrétienté, Notre Dame University).[/ref]. Dissimulant sa vision déformée du monde sous couvert d’écritures religieuses, Daech détruit de multiples couches d’histoire. Pire, cela est réalisé avec l’intention d’oblitérer l’identité des peuples. La déclaration d’un djihadiste de Daech juste avant la destruction du Palais du nord-ouest à Nimroud, monument érigé au XIXe siècle de l’ère précédente par le roi Ashurnasirpal II d’Assyrie, est révélatrice : « Lorsque nous gagnons une portion de territoire, nous enlevons les symboles du polythéisme pour y propager le monothéisme » [nt][ref] Romey, supra note 78.[/ref].

Les objets culturels forment la pierre angulaire de la mémoire culturelle. Autrement dit, « le monument […] exprime la psychologie profonde des générations »[ref] Pierre de Lagarde, La mémoire des Pierres, Paris, Albin Michel, 1979 à la p 11.[/ref]. En détruisant l’histoire, la culture et la mémoire, Daech tente « de gommer l’identité » [nt][ref] Grant, supra note 80.[/ref] des habitants de la région. Le groupe extrémiste sunnite poursuit un « nettoyage culturel »[ref] « La Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, condamne la destruction du mausolée de l’Imam Dur en Iraq », (27 octobre 2014) [erratum du texte anglais original : le communiqué est daté du 28 octobre 2014], en ligne : UNESCO <en.unesco.org/news> [version française officielle en ligne : ONU Info <news.un.org/fr/story/2014/10/299192-lunesco-condamne-la-destruction-dun-mausolee-du-11eme-siecle-en-iraq>].[/ref] systémiqueNote* au moyen de la destruction d’églises, de mosquées, de monuments historiques et de manuscrits anciens dans les territoires occupés ainsi que du pillage de sites historiques en vue de vendre des artéfacts à l’étranger.

En voulant instaurer sa foi ultraconservatrice et l’ordre nouveau qui en est l’expression aveugle, Daech a détruit certains des joyaux historiques de la région, notamment des temples, des tombeaux et des statues à Nimroud, Hatra et Palmyre[ref] Andrew Curry, « Here Are the Ancient Sites ISIS Has Damaged and Destroyed », National Geographic (1er septembre 2015), en ligne : National Geographic <news.nationalgeographic.com>.[/ref]. On peut avancer que les extrémistes procèdent à « une sorte de nettoyage culturel qui sape le moral des communautés prises d’assaut » [nt][ref] Moody, supra note 59.[/ref] et instaure la peur et l’obéissance de manière à casser toute volonté de résistance.

Il faut bien entendu se demander si les ruines préislamiques de la période romaine à Palmyre[ref] Department of Ancient Near Eastern Art, New York, Metropolitan Museum of Art (octobre 2000), en ligne : Heilbrunn Timeline of Art History – Palmyra <www.metmuseum.org/toah/hd/palm/hd_palm.htm> ; voir aussi Michael D. Danti et al., Special Report on the Importance of Palmyra (2005), en ligne : ASOR Cultural Heritage Initiatives <www.asor-syrianheritage.org>.[/ref] ou si la cité assyrienne de Nimroud ont un rapport quelconque avec la population à prédominance arabe de la région aujourd’hui[ref] Voir Hannibal Travis, « The Cultural and Intellectual Property Interests of the Indigenous Peoples of Turkey and Iraq », (2009) 15 Tex Wesleyan L Rev 601 ; Eyal Zisser, « Who’s Afraid of Syrian Nationalism? National and State Identity in Syria », (2006) 42:2 Middle Eastern Studies 179 à la p 184 (l’auteur avance que les gouvernements n’ont pas réussi à légitimer l’existence de la Syrie en invoquant le passé préislamique, « parce que la population ne s’y est pas reconnue, la majorité ayant adopté l’identité arabe » [nt]).[/ref]. Pareillement, les Bouddhas géants de Bâmiyân font-ils partie du patrimoine culturel des Afghans ? Ou bien ces sites historiques appartiennent-ils en totalité ou en partie au patrimoine culturel des peuples qui y vivaient autrefois ? Cela soulève la question de savoir à quel point « le patrimoine d’un autre peuple » [nt][ref] Derek Gillman, The Idea of Cultural Heritage, éd révisée, New York, Presses de l’Université de Cambridge, 2010, à la p 12.[/ref] s’intègre au patrimoine culturel de la population qui vit au même endroit aujourd’hui. Un exemple en Syrie apporte un certain éclairage sur le lien entre les habitants actuels et ces sites historiques. Khalid Al-Asaad, octogénaire à lunettes et responsable à la retraite des antiquités à Palmyre[ref] Al-Asaad a été portraituré de cette façon dans les médias, notamment parce que ses lunettes étaient restées en place sur son visage, malgré l’horrible décapitation.[/ref], a été torturé pendant des semaines par Daech pour qu’il révèle où les trésors de la cité ancienne étaient cachés. Devant son refus de livrer une information risquant de servir à endommager le site ancien qu’il avait passé sa carrière à étudier et explorer, Daech l’a horriblement exécuté avant de pendre son corps sur la place publique[ref] Ben Hubbard, « Syrian Expert Who Shielded Palmyra Antiquities Meets a Grisly Death at ISIS’ Hands », The New York Times (19 août 2015), en ligne : The New York Times <www.nytimes.com>.[/ref]. Il avait prénommé sa fille Zénobia, du nom de l’ancienne reine de Palmyre[ref] Sa fille, Zénobia Al-Asaad, raconte ce qui suit : « Quand j’étais petite, je me souviens avoir fait le trajet de notre maison dans la partie moderne de Palmyre jusqu’au site, assise à ses côtés dans la voiture […] [S]a façon de parler de Palmyre m’a fait aimer la cité encore davantage, parce que je savais qu’il l’aimait. Il me montrait ce qui autrefois avait été un temple, un tombeau. Il m’expliquait que c’était la cité de Zénobia, dont j’avais hérité du nom […]. La cité ancienne de Palmyre fera toujours partie de moi » [nt]. Kanishk Tharoor et Maryam Maruf « Museum of Lost Objects: The Temple of Bel », BBC News (1er mars 2016), en ligne : News <www.bbc.com>.[/ref]. Al-Asaad n’était peut-être pas un descendant direct des Assyriens, mais il a consacré son existence à l’étude de l’histoire de Palmyre et il a ultimement donné sa vie pour protéger la cité ancienne. Ces sites font partie du paysage culturel[ref] Ibid. Pour l’archéologue syrien Salam al-Kuntar, Palmyre n’appartient pas à un passé lointain, la cité fait partie de l’histoire des Syriens. Son paysage culturel forme une partie du récit de ce que sont les Palmyriens aujourd’hui. L’archéologue donne l’explication suivante : « Je suis spécialement attaché à Palmyre parce que ma mère est née au Temple de Bêl […] On raconte bien des histoires, comment les gens utilisaient l’espace du temple, à quoi jouaient ma mère quand elle était petite et les autres enfants. C’est ce que ça signifie pour moi. C’est ça le sens du patrimoine. Il n’y a pas que l’architecture ou les artéfacts pour représenter l’histoire. Ce sont ces souvenirs et la connexion ancestrale avec le lieu » [nt].[/ref] des Syriens d’aujourd’hui.

  1. Le cadre légal de la destruction intentionnelle de biens culturels dans un conflit armé

On qualifie souvent ce qui se passe en Syrie et en Iraq de « nettoyage culturel »[ref] Supra note 89  [erratum du texte anglais original : la référence complète se trouve déjà à la note 89] ; « L’UNESCO appelle à la mobilisation pour arrêter le ‘nettoyage culturel’ en Iraq, 27 février 2015, en ligne : UNESCO <en.unesco.org/news> [[version française officielle en ligne : ONU Info <news.un.org/fr/story/2015/02/306622-lunesco-appelle-la-mobilisation-pour-arreter-le-nettoyage-culturel-en-iraq>].[/ref], mais peut-on parler de génocide culturel ? Le Secrétaire d’État américain, John Kerry, a fait certaines observations quant à savoir si les actes de Daech constituaient un génocide : « Dans les zones occupées, Daech commet un génocide contre certains groupes, comme les yézidis, les chrétiens et les musulmans chiites […] Daech procède à la destruction systématique du patrimoine culturel de communautés ayant des racines anciennes — détruisant des églises arméniennes, syriennes, orthodoxes et catholiques romaines ; faisant exploser des monastères et les tombeaux de prophètes ; profanant des cimetières […] [les] États-Unis reconnaissent que ces crimes sont répugnants » [nt][ref] Secrétaire d’État américain John Kerry, Communiqué, Observations sur Daech (17 mars 2016), en ligne : US Department of State <www.state.gov> [notre référence anglaise additionnelle en ligne : Remarks on Daesh  <iq.usembassy.gov/secretary-state-john-kerry-remarks-daesh-genocide/>].[/ref]. De façon similaire, la Directrice générale de l’UNESCO observe que « [c]’est une façon de détruire l’identité. Vous dépouillez [les gens] de leur culture, vous les dépouillez de leur histoire, de leur patrimoine culturel […] cela va de pair avec un génocide » [nt][ref] Grant, supra note 80.[/ref].

  1. Génocide culturel ou nettoyage culturel ?

Pour comparer « nettoyage culturel » à « génocide culturel », il faut passer en revue la doctrine et les textes de loi. Selon Raphaël Lemkin, le génocide repose sur « la mise en œuvre d’un plan d’actions coordonnées destinées à détruire les fondements essentiels à la vie de groupes nationaux et, ultimement, à annihiler les groupes eux-mêmes. Les objectifs en sont de désintégrer les institutions politiques et sociales, la culture, la langue, le sentiment national, la religion […] et d’anéantir […] la dignité » [nt][ref] Raphaël Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe: Law of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, Carnegie Endowment for International Peace Vision of International Law, 1944 à la p 79.[/ref].

David Nersessian poursuit la réflexion en avançant que « le génocide culturel dépasse les attaques physiques ou biologiques contre le groupe et vise l’élimination plus large de ses institutions […]. La restriction ou l’interdiction des activités artistiques, littéraires et culturelles, ainsi que la confiscation ou la destruction de trésors nationaux, de bibliothèques, d’archives, de musées, d’artéfacts et de galeries d’art, en sont des manifestations » [nt][ref] David Nersessian, « Rethinking Cultural Genocide Under International Law », 2:12 Human Rights Dialogue: Cultural Rights (printemps 2005), en ligne : <www.carnegiecouncil.org>.[/ref]. Il fait observer que du moment où le génocide culturel s’accompagne d’un génocide physique et biologique « la mémoire de ce qui permettait au groupe de se définir dans un continuum historique [est] également effacée » [nt][ref] David Nersessian, Genocide and Political Groups, Oxford, Presses de l’Université d’Oxford, 2010 à la p 30.[/ref].

Même si l’expression « génocide culturel » est utilisée par les médias et les auteurs, elle n’est pas reconnue en droit international pour désigner le pillage et les actes d’agression visant les biens culturels[ref] Pour un examen approfondi du droit pénal international, de la protection des biens culturels dans les conflits armés et des sources de diverses conventions, voir Roger O’Keefe, The Protection of Cultural Property in Armed Conflict, New York, Presses de l’Université de Cambridge, 2006 ; Roger O’Keefe, « Protection of Cultural Property Under International Criminal Law », (2010) 11 Melbourne J of Intl L 339.[/ref]. En adoptant la Résolution 96(I) le 1er décembre 1946, l’Assemblée générale des Nations Unies (NU) a reconnu que le génocide constitue un crime[ref] Le crime de génocide, Rés. AG 96(I), AG NU, 1ère sess, Doc NU A/RES/96(I) (1946) [version française officielle en ligne : <www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/PV.55>].[/ref]. De même, l’article 1 de la Convention pour la prévention et la répression du crime génocide adoptée en 1948 reconnaît que le génocide est un crime en droit international «  qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre »[ref] Convention pour la prévention et la répression du crime génocide, 9 décembre 1948, 78 RTNU 277, à l’art I (entrée en vigueur : 12 janvier 1951) [version française officielle en ligne : <www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CrimeOfGenocide.aspx>] [ci-après Convention sur le génocide].[/ref]. La Convention sur le génocide prohibe le génocide physique et biologique, sans toutefois mentionner le génocide culturel. Plus particulièrement, selon l’article II, « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:


a) Meurtre de membres du groupe;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe »[ref] Ibid, art 2.[/ref].

Il convient de noter que le concept de « génocide culturel » apparaissait dans les versions antérieures du Projet de Convention sur le crime de génocide. Une des dispositions de la version la plus ancienne incluait la « destruction systématique ou désaffectation des monuments historiques et des édifices du culte, destruction ou dispersion des documents et des souvenirs historiques, artistiques ou religieux et des objets destinés au culte »[ref] Projet de Convention sur le crime de génocide, HCDH, Doc NU E/447 (1947) au sous-alinéa I(II)(3)(e) [ci-après Projet de convention sur le génocide].[/ref]. Une autre version mentionnait que le génocide s’entend des actes « commis dans l’intention de détruire […] la culture d’un groupe […] tel[le] que […] la destruction des bibliothèques, musées, écoles, monuments historiques, lieux de culte ou autres institutions et objets culturels du groupe »[ref] Comité spécial du génocide, Rapport du comité et projet de convention élaboré par le comité, UNESCO, 1948, Doc off NU E/794 au para III (2) [ci-après Rapport du Comité spécial du génocide].[/ref]. Cependant, le Sixième comité de l’Assemblée générale a exclu l’expression « génocide culturel » dans le texte final[ref] AG NU, 3e sess, 83e séance, Doc off A/C6/SR 83 (1948) à la p 206 [version française officielle en ligne : <repository.un.org/bitstream/handle/11176/265697/A_C.6_SR.83-FR.pdf?sequence=2&isAllowed=y>].[/ref], les parties considérant le génocide culturel comme un concept distinct de celui de génocide biologique. D’ailleurs, pour le représentant du Danemark, il était disproportionné et illogique « de faire figurer dans la même convention le meurtre en masse dans les chambres à gaz et la fermeture des bibliothèques »[ref] Ibid aux pp 198–99 [erratum du texte anglais original : le singulier est utilisé parce que la Convention désigne un seul représentant pour le Danemark].[/ref].

L’idée du génocide culturel a de nouveau été écartée au moment des discussions sur le Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité[ref]Commission du droit international, Rapport sur les travaux de sa quarante-huitième session, AG NU, 51e sess, Supp no 10, NU Doc off A/51/10 (1996) aux pp 16-17 [version française officielle en ligne :

<legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/commentaries/7_4_1996.pdf>].[/ref]selon l’extrait suivant du rapport :

Il ressort clairement des travaux préparatoires de la Convention que la destruction dont il s’agit est la destruction matérielle d’un groupe déterminé par des moyens soit physiques, soit biologiques, et non pas la destruction de l’identité nationale, linguistique, religieuse, culturelle ou autre de ce groupe. L’élément national ou religieux n’est pas pris en compte dans la définition du mot ‘’destruction’’, non plus que l’élément racial ou ethnique. La destruction doit s’entendre seulement dans son sens matériel, son sens physique ou biologique. Il est vrai que le projet de convention présenté par le Secrétaire général à la deuxième session de l’Assemblée générale en 1947 ainsi que le projet de convention pour la prévention et la répression du génocide élaboré en 1948 par le Comité spécial chargé du génocide contenaient des dispositions visant le génocide ‘’culturel’’. […] [Les trois premiers sous-alinéas de l’article actuel se] born[ent] à énumérer des actes qui entrent dans la catégorie de génocide ‘’physique’’ ou ‘’biologique’’[ref] Ibid à la p 48.[/ref].

Le texte adopté par la Commission de droit international à sa quarante-huitième session en 1996[ref] Ibid à la p 46.[/ref], le paragraphe 4(2) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et l’article 6 du Statut de Rome reprennent la même définition qu’à l’article II de la Convention sur le génocide. L’idée du génocide culturel a de nouveau été examinée et rejetée par le TPIY. Dans l’affaire Le Procureur c. Krsti, la Chambre de première instance a statué que « le droit international coutumier limite la définition du génocide aux actes visant à la destruction physique ou biologique de tout ou partie du groupe »[ref] Le Procureur c  Krsti, IT-98-33-T, Jugement  (2 août 2001) au para 580 (Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie), en ligne : TPIY <www.icty.org> [version française officielle en ligne : <www.icty.org/x/cases/krstic/tjug/fr/010802f.pdf >].[/ref]. Autrement dit, les atteintes aux attributs culturels d’un groupe en vue d’annihiler les fondements de son identité (religion, langue, littérature, œuvres d’art, monuments historiques, etc.) n’entrent pas dans la définition de génocide[ref] Ibid.[/ref].

Cependant, le Tribunal fait remarquer que « la destruction physique ou biologique s’accompagne souvent d’atteintes aux biens et symboles culturels et religieux du groupe pris pour cible, atteintes dont il pourra légitimement être tenu compte pour établir l’intention de détruire le groupe physiquement. La Chambre considérera donc en l’espèce la destruction délibérée de mosquées et de maisons appartenant aux membres du groupe comme une preuve de l’intention de détruire ce groupe »[ref]Ibid.[/ref].

La Chambre d’appel a confirmé le jugement de première instance en soulignant que le Tribunal avait « correctement dégagé le principe de droit applicable »[ref] Le Procureur c Krsti, IT-98-33-A, jugement (19 août 2005) au para 26 (Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie, Chambre d’appel), en ligne : TPIY <www.icty.org> [version française officielle en ligne : <www.icty.org/x/cases/krstic/acjug/fr/krs-aj040419f.pdf>].[/ref]. Cependant, dans sa dissidence partielle, le juge Shahabuddeen émet l’opinion qu’il faut faire preuve de prudence en regard de la culture et de l’intention d’éliminer un groupe en s’exprimant de la façon suivante : « Il est bien établi que la destruction de la culture d’un groupe ne constitue pas à elle seule un génocide[,] car elle ne requiert la mise en œuvre d’aucun des moyens énumérés par l’article 4 2) du Statut. Toutefois, il faut encore être prudent. La destruction culturelle peut permettre de confirmer l’existence, établie à partir d’autres circonstances, de l’intention de détruire le groupe comme tel. En l’espèce, la destruction totale de la principale mosquée confirme qu’il y avait intention de détruire la partie du groupe des Musulmans de Bosnie vivant à Srebrenica »[ref] Ibid à la partie VII [erratum du texte anglais original : la citation provient de la partie VIII], para 53.[/ref].

La Cour internationale de Justice (CIJ) a rejeté l’emploi de l’expression génocide culturel dans l’Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). Elle l’exprime dans les termes suivants :

La Cour prend note de la conclusion du demandeur selon laquelle la destruction d’un tel patrimoine ‘’a été une composante essentielle de la politique de nettoyage ethnique’’ et a constitué une ‘’volonté d’effacer toute trace de l’existence même’’ des Musulmans de Bosnie. Elle estime toutefois que la destruction du patrimoine historique, culturel et religieux ne peut pas être considérée comme une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique. Bien qu’une telle destruction puisse être d’une extrême gravité, en ce qu’elle vise à éliminer toute trace de la présence culturelle ou religieuse d’un groupe, et puisse être contraire à d’autres normes juridiques, elle n’entre pas dans la catégorie des actes de génocide énumérés à l’article II de la Convention. […] En outre, le TPIY a adopté une approche similaire en l’affaire Krsti, précisant que, même en droit international coutumier, ‘’en dépit de[s] développements récents‘’, la définition du génocide était limitée aux actes visant à la destruction physique ou biologique d’un groupe (Krsti, IT-98-33-T, chambre de première instance, jugement du 2 août 2001, par. 580). La Cour conclut que la destruction du patrimoine historique, religieux et culturel ne peut pas être considérée comme un acte de génocide au sens de l’article II de la convention sur le génocide[ref] Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c Serbie-et-Monténégro), CIJ Recueil 2007 à la p 43, para 185 [erratum du texte anglais original : la citation provient de la p 146, para 344] [version française officielle en ligne : </www.icj-cij.org/files/case-related/91/091-20070226-JUD-01-00-FR.pdf >].[/ref].

La CIJ a toutefois souscrit à la remarque du banc dans l’affaire Krsti, selon laquelle les atteintes aux biens culturels du groupe ciblé peuvent servir à étayer la preuve de l’intention de détruire le groupe physiquement[ref] Ibid.[/ref].

Même si les atteintes aux éléments représentatifs du groupe visent en toute probabilité à l’attaquer et à mettre son existence en péril, la loi fait une nette distinction entre le génocide physique et biologique et le génocide culturel. Si les médias ont fini par utiliser indifféremment « nettoyage culturel » et « génocide culturel », ces expressions n’ont pas d’équivalents dans la loi. Étant donné que les analyses des actes contre le patrimoine culturel faites pour déterminer s’ils constituent ou non un génocide convergent vers les mêmes conclusions, le principe selon lequel ces atteintes n’en sont pas semble fixé pour le moment.

Cependant, lorsqu’ils sont commis dans l’intention d’annihiler l’identité d’un groupe, les actes contre les biens culturels constituent un crime contre l’humanité — celui de persécution — et sont, à ce titre, passibles de poursuites judiciaires[ref] Le Procureur c Tadi, IT-94-1-T, Jugement (7 mai 1997) au para 713 (TPIY, Chambre de première instance), en ligne : TPIY <www.icty.org> [version française officielle en ligne : <www.icty.org/x/cases/tadic/tjug/fr/tad-tj970507f.pdf >]. Notons que la plupart des actes commis par Daech contre des biens culturels sont également des crimes de guerre ; Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Doc. NU no A/CONF. 183/9 au para 5(h) (17 juillet 1998) [version française officielle en ligne : < legal.un.org/icc/docs.htm >].[/ref]. Dans l’affaire Blaški, la Chambre de première instance a conclu qu’en vertu du paragraphe 5(h) du Statut du TPIY « le crime de ‘persécution’ englobe aussi bien les atteintes à l’intégrité physique et mentale et à la liberté individuelle que des actes en apparence moins graves et visant, par exemple, les biens, pour autant que les personnes qui en ont été les victimes aient été spécialement choisies pour des motifs liés à leur appartenance à une communauté déterminée »[ref] Le Procureur c Tadi, IT-95-14-T, Jugement (3 mars 2000) au para 233 (TPIY, Chambre de première instance) en ligne : ICTY <www.ic ty.org> [version française officielle en ligne : <www.icty.org/x/cases/blaskic/tjug/fr/bla-tj000303f.pdf>].[/ref]. Un acte commis délibérément contre des biens culturels qui est « perpétré avec l’intention discriminatoire requise, équivaut à une attaque contre l’identité religieuse même d’un peuple. En tant que tel, il illustre de manière quasi exemplaire la notion de ‘’crimes contre l’humanité’’, car de fait, c’est l’humanité dans son ensemble qui est affectée par la destruction d’une culture religieuse spécifique et des objets culturels qui s’y rattachent. La présente Chambre conclut en conséquence que la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices musulmans consacrés à la religion ou à l’éducation peuvent constituer, si elles sont commises avec l’intention discriminatoire requise, un acte de persécution »[ref] Le Procureur c Tadi, IT-95-14/2-T, Jugement (26 février 2001) au para 207 (TPIY, Chambre de première instance), en ligne : TPIY <www.ic ty.org> [version française officielle en ligne : <www.icty.org/x/cases/kordic_cerkez/tjug/fr/kor-010226f.pdf>].[/ref].

Plus récemment, l’idée que la destruction discriminatoire de biens culturels ou leur endommagement grave équivaut à un crime contre l’humanité a été confirmée dans l’affaire Karadži [ref] Le Procureur c Karadži, IT-95-5/18-T, Prononcé public du jugement (24 mars 2016) au para 207 (TPIY, Chambre de première instance), en ligne : TPIY <www.icty.org> [seul le résumé du jugement est disponible ; version française officielle en ligne :  Résumé du jugement <www.icty.org/x/cases/karadzic/tjug/fr/160324_judgement_summary.pdf>].[/ref]. La Chambre de première instance a conclu que la destruction de biens peut constituer un crime contre l’humanité selon « la nature et l’étendue de la destruction et à condition que l’acte ait été commis avec une intention discriminatoire » [nt][ref]Ibid.[/ref]. Les actes contre les biens culturels « peuvent équivaloir en gravité aux autres crimes » [nt][ref] Ibid.[/ref] énumérés à l’article 5 du Statut du TPIY, soit l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, l’expulsion, l’emprisonnement, la torture, le viol et autre acte inhumain. En raison du caractère discriminatoire des actes commis par Daech en Syrie et en Iraq, ils doivent faire l’objet de poursuites pénales à titre de crimes contre l’humanité et non simplement à celui de crimes de guerre.

  1. Destruction et vol de biens culturels : nouvelles résolutions, jurisprudence et stratégie de sécurité

Même si la destruction de biens culturels en Iraq et en Syrie ne peut être assimilée à un génocide culturel au sens du droit international actuel, d’autres dispositions de la loi en font des crimes de guerre. La destruction de patrimoine culturel par Daech dans ces zones de guerre n’est pas fortuite. Il s’agit au contraire d’un acte de guerre commis délibérément. En mai 2015, L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté à l’unanimité la résolution pour la Sauvegarde du patrimoine culturel de l’Iraq, par laquelle elle « [a]ffirme que les attaques visant intentionnellement des bâtiments consacrés à la religion, à l’éducation, aux arts, aux sciences ou à des fins caritatives ou des monuments historiques peuvent constituer des crimes de guerre »[ref] Sauvegarde du patrimoine culturel de l’Iraq, Rés 69/281, AG NU, 69e sess, Doc off NU A/RES/69/281 [version française officielle en ligne : <www.un.org/fr/ga/69/resolutions.shtml>], (2015), art 5.[/ref]. De plus, la résolution « [s]ouligne qu’il importe de faire répondre de leurs actes les auteurs d’attaques » visant directement des biens culturels[ref] Ibid, art 6.[/ref].

Le Conseil de sécurité des Nations Unies (CS NU) a également statué dans la résolution 2249 (2015) que l’éradication du patrimoine culturel « constitue une menace mondiale d’une gravité sans précédent contre la paix et la sécurité internationales »[ref] Nations Unies, Communiqué, SC/12132 (20 Novembre 2015), « le Conseil de sécurité condamne à l’unanimité et sans équivoque les attaques terroristes de Daech » [nt], en ligne : NU Couverture des réunions & communiqués de presse <www.un.org/press> [notre référence anglaise additionnelle en ligne : <www.un.org/press/en/2015/sc12132.doc.htm>].[/ref]. Qui plus est, la résolution 2199 (2015) condamne le commerce avec les groupes terroristes et appelle « tous les États Membres […] [à] prendre les mesures voulues pour empêcher le commerce des biens culturels irakiens et syriens et des autres objets ayant une valeur archéologique, historique, culturelle, scientifique ou religieuse, qui ont été enlevés illégalement d’Iraq depuis le 6 août 1990 et de Syrie depuis le 15 mars 2011 »[ref] Nations Unies, Communiqué, SC/11775, « Le Conseil de sécurité a adopté à l’unanimité […] la résolution 2199 (2015), par laquelle il […] [condamne le commerce avec tous les] groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaïda [et rappelle l’importance] des sanctions financières » (12 février 2015), en ligne : NU Couverture des réunions & communiqués de presse <www.un.org/press/fr> [version française officielle en ligne : <www.un.org/press/fr/2015/cs11775.doc.htm>].[/ref]. Pareillement, la résolution 2347 (2017) énonce des moyens préventifs et appelle les États Membres à « prendre les mesures voulues pour empêcher et combattre le commerce illicite et le trafic des biens culturels »[ref] Maintien de la paix et de la sécurité internationales, S/Res/2347, CS NU, 2017 au para 8 [version française officielle en ligne : 

<www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=S/RES/2347(2017)&referer=https://www.un.org/sc/suborg/fr/s/res/2347-(2017)&Lang=F >].[/ref].

Ces résolutions visaient à mettre un terme au pillage et à la destruction de biens culturels dans les zones de conflit, à fournir une base au renforcement des opérations de police et à la poursuite éventuelle des responsables devant les tribunaux. D’autres pas ont été faits dans la lutte contre ceux qui s’en prennent aux biens culturels, notamment dans la cause déférée à la Cour pénale internationale (CPI) relativement à des crimes de guerre commis à Tombouctou, au Mali, à l’été de 2012, en toute probabilité par Ahmad Al Mahdi Al Faqi. Il a été accusé « de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion […] [et contre] des monuments historiques »[ref] Cour pénale internationale, Communiqué, ICC-CPI-20150926-PR1154, « Situation au Mali. Ahmad Al Faqi Al Mahdi […] a été remis à la Cour pénale internationale (CPI) […]. [Il est accusé de] crimes de guerre […] [contre des] bâtiments consacrés à la religion et/ou des monuments historiques » (25 septembre 2015), en ligne : ICC-CPI <www.icc-cpi.int > [version française officielle en ligne : <www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=pr1154&ln=fr>].[/ref]. À l’époque, Al Mahdi appartenait au groupe Ansar Eddine (affilié à Al Qaïda) qui avait pris le contrôle de la région nord du Mali en 2012. Le soi-disant Tribunal islamique de Tombouctou avait alors ordonné la destruction de divers sites et objets culturels. Al Mahdi a été accusé d’avoir dirigé des attaques contre neuf mausolées et une mosquée[ref] Ibid.[/ref]. Ces attaques étant motivées par une idéologie religieuse, la Procureure a précisé « que la cause ne vise pas à déterminer ce qui est bien ou mal d’un point de vue religieux. Ce qui compte, c’est que les monuments attaqués avaient un usage religieux et une valeur historique. Leur destruction intentionnelle est un crime de guerre en vertu du Traité de Rome, sans égard au jugement de quiconque sur les pratiques religieuses des habitants de Tombouctou » [nt][ref] Fatou Bensouda, Déclaration à l’ouverture de l’audience visant la confirmation des charges contre M. Ahmad Al Faqi Al Mahdi (1er mars 2016), en ligne : < https://www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=otp-stat-01-03-16 >.[/ref].

Le 24 mars 2015, la Procureure a fait une déclaration à la suite de l’aveu de culpabilité d’Al Mahdi. La CPI a pu ainsi traduire en justice avec une efficacité et une rapidité sans pareil le responsable de cette destruction délibérée et gratuite. La Procureure a souligné que cette cause représentait « une étape supplémentaire vers la réalisation concrète d’une justice concernant les atrocités commises au Mali […] en plus de servir la cause de la justice [et de contribuer] à promouvoir la paix, la stabilité et la réconciliation au Mali »[ref] Fatou Bensouda, Déclaration du Procureur de la Cour pénale internationale, Mme Fatou Bensouda, suite à l’aveu de culpabilité de l’accusé dans le cadre de l’affaire ouverte pour crimes de guerre dans la situation au Mali : « Il s’agit d’une avancée importante pour les victimes et une première pour la CPI » (24 mars 2016), en ligne : CPI <www.icc-cpi.int> [version française officielle en ligne : <www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=160324-otp-stat-al-Mahdi&ln=fr>].[/ref]. En septembre 2016, Al Mahdi a été reconnu coupable « en application des articles 8-2-e-iv et 25-3-a du Statut […] en tant que coauteur du crime de guerre consistant à attaquer des biens protégés [et  condamné] à neuf ans d’emprisonnement »[ref] Al Mahdi, Jugement et sentence, ICC-01/12-01/15 (27 septembre 2016), en ligne : CPI <www.icc-cpi.int> [version française officielle en ligne : <www.icc-cpi.int/CourtRecords/CR2016_07245.PDF>].[/ref].

L’affaire Al Mahdi souligne la gravité des actes commis contre le patrimoine culturel. C’est en fait la première fois que la CPI se prononce dans une cause où de tels actes en constituent l’unique chef d’accusation. Cela met en lumière que ces actes sont d’une gravité telle qu’ils justifient à eux seuls l’intervention de la Cour. Comme nous l’avons fait valoir plus haut, la doctrine et le TPIY dans l’affaire Krsti ont conclu que l’identité d’un peuple fait partie de son patrimoine. Ultimement, les attaques de biens culturels accompagnées d’attaques biologiques systémiquesNote* menées contre la population peuvent attester de l’intention d’annihiler le groupe visé. Par le jugement rendu à l’issue des procédures dans l’affaire Al Mahdi, la CPI lance un avertissement aux autres extrémistes, à savoir que les attaques coordonnées contre les biens culturels ne demeurent pas impunies.

Tant les institutions nationales qu’internationales ont à bon droit retenu que le vol et la destruction de biens culturels menacent la sécurité. En plus de la résolution 2249 (2015) du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui prend ces actes en compte dans la stratégie internationale pour la paix et la sécurité, les États-Unis reconnaissent le trafic de biens culturels en provenance de zones de conflits comme un crime terroriste. Plus précisément, le FBI a prévenu les Américains en août 2015 que le trafic de biens culturels provenant d’Iraq et de Syrie est passible de poursuites judiciaires en vertu de la section 2239A (18 USC) qui prohibe l’aide matérielle au terrorisme[ref] Federal Bureau of Investigation, Communiqué, « Daech et le trafic d’antiquités ; le FBI met les commerçants et les collectionneurs en garde contre le pillage terroriste » [nt] (26 août 2015), en ligne : FBI News – Stories  <www.fbi.gov/news/stories/2015/august/isil-and-antiquities-trafficking>.[/ref]. Le Conseil de l’Union européenne a également condamné la destruction délibérée de biens culturels par Daech et adopté la Stratégie régionale de l’Union européenne pour la Syrie et l’Iraq visant à contrer la menace terroriste que représente Daech[ref] Conseil de l’Union européenne, Conclusions du Conseil relatives à la stratégie régionale de l’UE pour la Syrie et l’Iraq, ainsi que pour la menace que constitue l’Eiil/ Daech, communiqué, ST 7267 2015 INIT, 16 mars 2015, en ligne : Communiqués de presse et déclarations <www.consilium.europa.eu/ fr/press>.[/ref]. Ces initiatives montrent que la communauté internationale se mobilise pour faire échec aux conséquences des agressions.

  1. Conclusion

L’intégration des attaques contre les biens culturels à la stratégie en matière de sécurité est sans doute une approche relativement nouvelle, mais c’est peut-être la façon rapide et efficace de les combattre. Le fait que Daech ait tiré profit de la vente d’antiquités doit convaincre les institutions nationales et internationales de prendre impérativement leurs dispositions pour régler ce problème et traduire en justice les vendeurs et acheteurs d’antiquités pillées dans les zones de conflits armés. Pour la sécurité à court terme, il faut poursuivre ceux qui facilitent ce commerce et contribuent, directement ou indirectement, au financement du terrorisme. Il importe peu de savoir combien exactement — quelques millions ou des centaines de millions — Daech a tiré de la vente de biens culturels d’Iraq et de Syrie. Les attentats terroristes contre la population ne sont pas coûteux. À titre d’exemple, celui de novembre 2015 à Paris a nécessité moins de 10 000 dollars[ref] Robert Windrem, « Terror on a Shoestring: Paris Attacks Likely Cost $10,000 or Less », NBC (18 novembre 2005), en ligne : NBC News <www.nbcnews.com>.[/ref]. N’importe quelle somme d’argent, petite ou importante, peut servir à causer du tort à l’humanité. La prise en compte du trafic d’antiquités dans la stratégie internationale mise en place pour assurer la paix et la sécurité peut pousser les nations à se doter de moyens d’action efficaces dans leurs juridictions respectives comme ce fut le cas aux États-Unis.

La protection des biens culturels est nécessaire pour la sécurité à long terme, car l’histoire et la culture sont indispensables à la construction de la nation. Toute entreprise de réconciliation nationale et de consolidation de la paix devra obligatoirement prendre en compte l’affirmation de la richesse du passé et de la fierté légitime qu’il suscite. Ces idées ont déjà été débattues dans des forums internationaux officiels. Ainsi, la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la Sauvegarde du patrimoine culturel de l’Iraq affirme que la protection « de la diversité et du pluralisme culturels ainsi que de la liberté de religion et de conviction [est essentielle] pour la paix, la stabilité, la réconciliation et la cohésion sociale »[ref] AG NU Rés. 69/281[version française officielle en ligne : <www.un.org/fr/ga/69/resolutions.shtml>], supra note 129.[/ref]. Dans l’affaire du Mali, la Procureure a également reconnu que la sanction des crimes contre les biens pouvait contribuer à la paix, la stabilité et la réconciliation. La Secrétaire d’État adjointe du gouvernement américain, Ann Richard, a tenu des propos semblables, soulignant que la protection du patrimoine culturel dans les zones de conflit est cruciale pour la réconciliation et la reconstruction de la société civile parce qu’il est « une source de fierté et de constitution de l’identité propre aussi bien pour le présent que pour le futur » [nt][ref] Anne C. Richard, Propos tenus à la promulgation par le Conseil international des Musées de la Liste prioritaire des biens culturels de Syrie en péril [nt] (25 septembre 2013), en ligne : USDS < https://2009-2017.state.gov/j/prm/releases/remarks/2013/214802.htm >.[/ref]. De plus, elle a insisté sur le fait que la protection des objets culturels sert à « soutenir la nation dans ses efforts pour restaurer son identité nationale et rendre ainsi les citoyens fiers de leur appartenance à la nation, quels que soient le groupe ethnique, la confession religieuse, l’origine et la situation sociales » [nt][ref] Ibid.[/ref].

 La protection de l’identité nationale sera un facteur clé de réconciliation entre les différents peuples d’Iraq et de Syrie. Daech utilise les biens culturels matériels et immatériels dans sa stratégie globale de guerre. Le groupe armé profite de la vente d’antiquités et les utilise à des fins idéologiques pour détruire l’autre et pour se construire lui-même. La protection du patrimoine culturel dans ces zones de guerre doit figurer dans le plan d’action visant à restaurer la sécurité et la paix dans la région et au-delà. La culture est essentielle à la survie d’une société et à sa régénération.

 

About the Author

Helga Turku, (BA, MA, Middlebury; MA, PhD, Florida Int’l; JD, UC Hastings) is a Washington, DC-based attorney and author of The Destruction of Cultural Property as a Weapon of War: ISIS in Syria and Iraq (Palgrave Macmillan, 2017). She previously worked for the International Organization for Migration, San Francisco State University, and US Government-funded rule of law and security projects in Africa and Latin America. She can be reached at turkuh@uchastings.edu.

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